Marina di Vezza

Extrait de Marina Di Vezza, Aldous Huxley, 1925


Ceux qui s'irritent de la platitude et de la monotonie de la vie de bureau, ceux qui ardemment désirent la petite distraction qui rompe la routine quotidienne, devraient essayer ma recette et installer le waterchute (attraction de Foire) dans leur bureau. C'est très simple. Tout ce que vous avez à faire, c'est de vous arrêter un moment dans votre travail et de vous demander: pourquoi dois-je faire ceci ? A quoi cela sert-il ? Suis-je venu au monde, pourvu d'une âme qui peut très vraisemblablement être immortelle, dans le seul but de m'asseoir chaque jour à ce pupitre ? Posez-vous ces questions sérieusement. Réfléchissez même un moment à leur portée - et je vous garantis que, aussi solidement assis que vous soyez sur votre chaise en bois ou votre chaise rembourrée, vous sentirez tout d'un coup que l'abîme c'est ouvert en dessous de vous, que vous glissez de tout votre long, de plus en plus vite, dans le néant.

A ceux qui ne peuvent se dispenser de prières et de formules toutes faites, je recommande ce petit catéchisme, qui doit être lu d'un bout à l'autre pendant les heures de bureau, quand le temps semble un peu long.

Q. Pourquoi dois-je travailler ?
R. Afin que des coulissiers ( Ceux qui font des affaires à la bourse,, hors du parquet des agents de change, après ou avant l'heure des négociations sur les effets publics.) puissent échanger leurs Citroën pour des Panhard-Levasseur, acheter les derniers disques de jazz et passer leur week-end à Deauville.

Q. Pourquoi dois-je continuer à travailler ici ?
R. Dans l'espoir de pouvoir, un jour, passer le week-end à Deauville.

Q. Qu'est-ce que le progrès ?
R. Le progrès: des coulissiers, des coulissiers et encore des coulissiers.

Q. Quel est le but des réformateurs de société ?
R. C'est de créer un Etat où chaque individu puisse jouir de la plus grande quantité possible de liberté et de loisirs.
Q. Les citoyens de cet Etat r´formé, que feront-ils de leur liberté et de leurs loisirs ?
R. Ils en feront probablement ce qu'en font les coulissiers aujourd'hui, c'est-à-dire qu'ils psseront le week-end à DEauville, conduiront des autos à grande vitesse et iront au théâtre.
Q. A quelle condition puis-je vivre heureux ?
R. A la condition de ne pas penser.

Q. Quelle est la fonction des journeaux, cinémas, radios, motocyclettes, jazz, etc.?
R.  C'est d'empêcher la pensée et de tuer le temps. Ce sont les instruments du bonheur humain.
Q. Qu'est-ce que Boudhha considérait comme le plus mortel des péchés mortels ?
R. L'inconscience, la stupidité.

Q. Et qu'arrivera-t-il si je m'éclaire, si je commence vraiment à penser ?
R. Votre chaise tournante se changera en un wagonet de montagne russes, le parquet du bureau se dérobera gracieusement sous vos pieds, et vous vous sentirez lancé dans les abîmes.

Vertigineuse descente ! La sensation, bien que nauséabonde, est vraiment délicieuse. La plupart des gens, je le sais, la trouvent un peu trop forte et, en conséquence, cessent de penser; le wagonet redevient alors un fauteil de bureau, le parquet se referme et les heures passées au pupitre semblent de nouveau employées d'une manière tout à fait raisonnable. Ou bien, plus rarement, pris d'une terreur panique, ces gens s'enfuient du bureau et vont comme des autruches se cacher la tête dans la religion ou dans n'importe quoi. Pour une personne énergique et intelligente, ces deux façons d'agir sont inadmissibles, la première parce qu'elle est stupide et la seconde parce qu'elle est lâche. L'homme qui se respecte ne peut accepter, par irréflexion ou par désir d'irresponsabilité, de fuir la réalité humaine.


26/04/2009
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